UNE PÉDAGOGIE ENTRE PRATIQUES SOMATIQUES ET PERFORMATIVES
SÉANCE 1# AUTOMNE 2020
Le
premier atelier a accueilli 4 participants âgés
entre 35 et 66 ans, un homme et trois femmes. La première chose qui m'a
marquée était qu'un si petit nombre de danseurs débutants puisse habiter
l'espace tout entier avec un engagement complet dans l'expérience
proposée. Une certaine grâce (en étaient-ils conscients?) émanait de
leur concentration et de leur réceptivité à cette forme particulière de
l'enseignement de l'étude du mouvement individuel et collectif. Pendant
trois heures, l'espace fut nourri de leurs déplacements, de leurs
explorations et de leur contagieuse joie de composer ensemble. Cette
occupation totale de l'espace-temps de 4 personnes montre que le lien
est un acteur en soi, complexe, fluctuant et multidirectionnel. La
qualité de ce lien a introduit dans la salle de danse des présences
supplémentaires à celles des corps. Quelque chose était palpable dans
l'air.
MÉTHODE
La séance s'est déroulée en flux continu
hormis un bref moment de précision théorique anatomique - il est vrai
que nous observions aussi le lien à l'intérieur du corps. J'avais, à
cette première occasion, opté pour un focus sur le mouvement distal et
les ligaments. Comme la pédagogie est inductive, nous sommes partis de
l'exploration pour, ensuite, lors de ce bref moment théorique, se saisir
de quelques notions sur les ligaments qui allaient engager une nouvelle
exploration, plus approfondie... débouchant sur de premiers solos
marqués par l'esprit chorégraphique des ligaments. Cela a l'air un peu
ésotérique mais l'écoute profonde de parties précises du corps permet au
danseur de saisir les potentiels du mouvement et donc d'accroître son
vocabulaire. Il existe donc une tension fondamentale à l'apprentissage
de l'improvisation où l'ultra focalisation sur un détail du corps ou
l'instauration d'une règle de composition permet de nuancer, de
densifier et de nourrir le langage spontané du corps dansant. Cette
pratique de l'écoute du corps est dite "somatique" : les cellules du corps
informent celles du cerveau et inversement. C'est une façon d'éveiller
la conscience corporelle. Quant à l'éveil de l'espace-temps du danseur
et du groupe entier, je pause des règles simples : points de départ ou
petits défis. Ceux-ci sont tirés de mes expériences auprès d'enseignants
en improvisation théâtrale, de chorégraphes, dont David Hernandez à
P.A.R.T.S (Bruxelles) et, enfin, de la sociologie, science des
dispositifs humains.
Dans notre atelier, nous ne faisons donc pas appel aux images ou aux narrations... le
mental est laissé en veille au profit des sens et de l'art de jouer, de
composer avec autrui dans un cadre donné. Sans rien ajouter à ce qui
est déjà là, les ateliers proposent une pratique de l'attention à soi
et à autrui par l'exploitation des potentiels corporels et
spatio-temporels... ce qui en fait à la fois un espace pour une discipline
contemporaine de part son épure et sa réflexivité mais aussi un espace de pleine conscience sur les relations humaines.
Aborder le lien de cette manière pragmatique, en jouant à partir d'une
focalisation anatomique et de règles précises, est une voie permettant
aux danseurs improvisateurs débutants d'apprécier ce qui se tisse dans
une improvisation individuelle ou collective. La liberté du danseur est
alors vécue dans l'art de composer et de "faire avec". C'est là que le corps devient pensant, sans interférence du mental, jouant des géométries intérieures et relationnelles, s'observant lui-même et le tout comme un acte chorégraphique.
DÉROULÉ
L'atelier a démarré avec une courte méditation,
le corps allongé au sol. Une méditation partant d'une question
volontairement vague et polysémique: "Qu'est-ce qui, aujourd'hui, dans
mon corps, est lié?". Puis, une seconde question "Qu'est-ce qui,
aujourd'hui, dans mon corps, est délié?". Laisser planer la question
par-dessus le corps... puis laisser glisser la question à travers le
corps. Peut-être, si cela est clair, poser la main sur une zone du corps
qui répond à la première question... puis poser la main sur une zone du
corps qui répond à la seconde question. C'est un moment de profonde
acceptation, sans jugement, sans vouloir changer quoique ce soit à
soi-même. Les observations personnelles sont gardées secrètes.... bien
que chaque participant est libre de communiquer à ce sujet lors du
cercle de partage.
De cette méditation, le corps va progressivement se mettre en mouvement à partir du bout des doigts.
Seules ces parties sont en mouvement. Puis comme un réveil progressif,
en maintenant le bout des doigts comme initiateur du mouvement, telles
des têtes chercheuses ou des antennes, le mouvement va se propager du
bout des doigts à la main, au poignet, à l'avant-bras.. jusqu'à la
colonne vertébrale. Vus de l'extérieur, les bras semblent se transformer
en serpents; mais, dans leurs grandes ondulations ou leurs secousses,
les bras emportent la clavicule et le haut du dos. Tracté vers le haut,
appelé à s'asseoir ou à s'élever, le corps s'organise d'une façon
nouvelle car le but est bien de continuer à propager le mouvement tout
en gardant les doigts comme initiateurs du mouvement. Témoin de ce
moment critique, j'interroge dans ma guidance les danseurs: "Comment le
corps s'organise-t-il pour soutenir l'initiation du mouvement? Et pour
soutenir la propagation du mouvement? Est-ce que le corps soutient ou
suit?"
En introduisant le double concept
de Suivre/Soutenir dans l'expérience individuelle, démarre notre longue
exploration du Lien qui s'éprouvera aussi, les ateliers suivants, dans
l'interaction entre danseurs. En d'autres termes, ce qui sera exploré,
c'est le passage de "Comment mon corps suit/soutient une intention?" à
"Comment mon mouvement suit/soutient ce qui se construit entre nous?"
Enfin, nous verrons les paradoxes du Suivre/Soutenir, à l'intérieur du
corps et en interaction, en goûtant aux différentes situations :
l'abdication, le désengagement, l'abandon ou simplement le retrait, le
lâcher-prise qui sont d'autres manifestations du Lien.
Les
danseurs sont debout, assis ou encore couchés... mais en mouvement
total, guidés par leurs doigts et assurés par leurs pieds. C'est le
moment idéal pour redémarrer le processus avec les extrémités des
orteils. Sans brûler les étapes. Le mouvement se propage le long des
jambes et atteint le bassin. Et là, de nouveau le Suivre/Soutenir opère.
Une participante rapportera en fin de séance à ce sujet qu'elle avait
pu permettre à son bassin de mieux s'organiser par rapport à
l'orientation de ses pieds au sol. Son corps s'était adapté de manière
surprenante et nouvelle sans se déséquilibrer. Aussi, ce que j'ai pu
observer durant cette séquence était l'ouverture progressive du corps.
Enfin, l'expérience se termine par un jeu d'alternance entre initiation
du mouvement par les doigts et par les orteils. Moi-même expérimentant
avec les danseurs cette danse étrange, je me sens soudain l'envie de
lancer un appel vital : Connectez les mouvements de vos membres à votre
centre! Le centre dont il est question se situe entre le pubis et le
nombril, lieu connu aussi sous le nom de Tantien, centre de gravité et
d'énergie. Et, de là, nous avons "respiré nos mouvements" de l'extrémité
de nous-mêmes à notre centre, élargissant encore plus l'amplitude de
nos mouvements et déplacements.
Intervient
alors une petite pause théorique en cercle où je pose le terme "distal"
et refais quelques mouvements distaux sans grandes explications:
initiés à partir des extrémités du corps. [Le dimanche 4 octobre, nous
étudierons le mouvement proximal, généré à partir des zones les plus
proches du centre du corps]. Ensuite, ce fut au tour des ligaments de
prendre place dans le cercle. A quoi servent-ils? Que nous
apprennent-ils sur notre mobilité et nous-mêmes? Que font-ils avec les
os et les muscles? Et les organes? Comment nous les apprécions-nous dans
notre danse?
"Les
ligaments déterminent les limites du mouvements entre les os en
maintenant les os ensemble. Ils guident les réponses musculaires en
déterminant le passage du mouvement entre les os, et ils maintiennent
les organes dans les cavités thoracique et abdominale.Ce
système procure spécificité, clarté et efficacité en ce qui concerne
l'alignement et le mouvement des os et des organes. C'est par l'esprit
des ligaments que nous percevons et que nous exprimons notre clarté
d'intention et notre attention au détail"Bonnie B. COHEN, "Sentir, Ressentir et agir" (2016), Ed. Contredanse, Bruxelles.
Forts
de cette mise en lumière de "l'esprit des ligaments", nous avons
exploré individuellement cette notion de limite, de précision, de
soutien des os. Chacun s'est focalisé sur un groupe de ligaments bien
localisés: ceux du poignet, du genou, de l'emboîtement du fémur droit
dans l'os iliaque, la première vertèbre cervicale, etc. Première action:
Induire une intention particulière sur cette zone choisie, produire un
mouvement minuscule ou immense, étirer au maximum, jouer avec les
amplitudes, le rythme. Deuxième action: placer son attention dans ces
intentions et laisser le corps réagir. Cette ultrafocalisation amène un
mouvement, localisé ou global. Quelque chose émerge. Troisième action:
jouer avec cette danse émergente... puis revenir à la focalisation
minutieuse du laborantin, et répéter l'opération. Nous nous retrouvions
donc chacun dans notre propre sphère de mouvement à "essayer quelque
chose avec quelque chose de nous". En fin d'exploration individuelle,
chacun a présenté un solo sur base de son expérience. Lors de nos
échanges, une participante observait : "on arrive à un point où le corps
se déséquilibre et reprend son équilibre dans une nouvelle position,
une nouvelle direction et une nouvelle qualité de mouvement. La danse du
lien intérieur est peut-être cela : un dialogue sur les limites des
liens entre les différentes parties du corps, déplaçant ainsi le centre
de gravité dans l'espace.
Dans l'étape suivante, le groupe
s'est divisé en duos. Un partenaire était soliste face à un partenaire
témoin de la danse solo. Le danseur s'offre une danse pour lui-même mais
sait qu'elle est aussi reçue par le témoin. Le témoin ne cherche pas à
interpréter ni comprendre. Il laisse les éléments de la danse venir à
ses sens et observe en lui-même les effets produits par cette
contemplation. Son attention se porte sur la réception. Une fois le solo
accompli, le duo s’assoit face à face. Chacun va prendre la parole
pendant 2 minutes. Le danseur décrit sa danse. Le témoin décrit ce qu'il
a vu. Pas d'images, pas de jugement personnel pas de projections
émotionnelles. Juste le mouvement décrit par les parties du corps
engagées, la durée, l'espace, l'amplitude, le rythme, la forme, la
direction, la posture du corps, etc. Les faits, rien que les faits,
selon la mémoire de chacun. Peu importe l'exactitude, l'important est de
ressortir de sa mémoire ce que le corps a produit dans la danse ou a
reçu lors de la contemplation. Un deuxième dialogue laissera ensuite
libre court aux sensations et états personnels du danseur, puis du
témoin. De nouveau, sans interprétation, sans expliquer, sans analyser,
sans juger. L'exercice est particulièrement exigeant. Il est fondamental
d'une pratique qui interviendra souvent dans nos ateliers : le Mouvement Authentique.
Nous nous inspirons de la méthode de Janet Adler en opérant une
insistance sur la distinction entre "ce que j'ai vu" et "ce que j'ai
ressenti" afin que le registre émotionnel (porte ouverte aux projections
et jugement) soit post-posé et pesé dans un cadre bien énoncé
auparavant. Pour des danseurs découvrant cette méthode c'est un vrai
challenge : danser sans se juger et échanger sans jugement. Danser
librement mais en face de quelqu'un. Danser librement puis tenter de se
souvenir de ce qui s'est passé dans cette danse... Autant de défis pour
une danse pleinement consciente posée dans une relation humaine qui
dépasse le cadre simplement artistique pour embrasser des abîmes ou des
atmosphères parfois indicibles. Cette première expérience de Mouvement
Authentique dans le cadre de cet atelier m'a poussée à phaser la
découverte de la pratique afin que chaque dimension et enjeu du
Mouvement Authentique puisse être incorporé par les danseurs.
Enfin, nous avons passé la dernière demi-heure dans un long Round Robin...
ou cercle d'improvisation. Au centre du cercle, deux danseurs maximum.
L'entrée dans le cercle demande au danseur d'entrer en écho avec le solo
déjà en place. Un temps de duo est autorisé mais pas trop longtemps
afin que le nouveau arrivant explore son propre solo. Pendant ce temps,
le cercle de témoins de la danse reste actif, en mouvement, se déplace
pour observer la danse sous différents angles. C'est une façon d'opérer
avec la spatialisation du solo ou du duo qui ouvrira, dans les prochains
ateliers, la voie à la composition spatiale, véritable outil
chorégraphique également accessible à des danseurs improvisateurs
débutants.
Ainsi de suite, les danseurs se sont succédés au
centre dans un esprit de jeu. La musique était présente. C'est pourquoi
j'ai pris soin de demander à chacun de choisir, dans leur danse, ce
qu'ils faisaient de cette présence sonore : la suivre, la contre-carrer,
ne pas s'en soucier, l'amplifier, la diminuer, etc... Autant de rapport
à l'environnement sonore et musical qui seront étudié tout au long des
ateliers suivants. Sans entrer dans de grandes exigences, nous nous
sommes offert une demi-heure de joie, de sensibilité et de découvertes.
Durant
les dernières 10 minutes, j'ai autorisé trois personnes dans le cercle
mais ai demandé une rotation plus rapide des interventions. La tension
est montée, l'excitation aussi... Cette énergie m'autorisa d'exhorter le
groupe de danseurs: "Casse les règles, casse le mouvement, casse le
cercle, garde le lien!" Sans plus aucune consigne ou contrainte, nous
avons tous dansé, tous composé en étant reliés. Puis il a fallu trouver
une fin vers une quasi-immobilité. Ce chemin prend un certain temps et
c'est plutôt appréciable de se donner ce temps pour observer les
reconfiguration internes et externes de la danse. Une fois la fin
trouvée, certains danseurs étaient en contact, d'autres un peu plus à
l'écart, mais tellement là. Respirer cette fin, maintenir notre position
finale tout en regardant où se situe chacun, laisser nos joues se
détendre et nos regards s'adoucir et tomber dans celui de chaque
partenaire. Puis, projeter nos regards dans les espaces vides autour de
nous, vers d'autres danseurs, invisibles. Enfin, dans un dernier
mouvement collectif alors que nous maintenions notre quasi-immobilité
mais que nos yeux lançaient des lignes de consciences tout horizon, nous
avons jeter nos regards par-delà les murs de la salle, vers les rues de
Nyons, ses montagnes, ses habitants et vers la planète entière. Chaque
danseur a refermé les yeux et dans un inspir, s'est retiré de sa
position finale pour transiter vers un cercle d'échanges et de clôture.
RÉCAPITULONS
Temps d'accueil
Le groupe se déplace dans l'espace et en prend connaissance avant de se trouver une place pour s'allonger au sol.
Première expérience : Méditation d'ouverture
Deuxième
expérience: Réveil du corps à partir du bout des doigts. Mouvement
distal des membres supérieurs et entraînement du corps qui
suit/soutient. Idem mais avec les orteils comme initiateurs du
mouvement. Alternance des mouvements distaux des membres supérieurs et
inférieurs. Libre composition.
Pause théorique : mouvement distal / introduction aux ligaments
Laboratoire autour des ligaments. Création d'un premier solo offert au groupe.
Initiation au Mouvement Authentique
Round Robin
SÉANCE 2# AUTOMNE 2020
Sept personnes ont rejoint l'atelier pour
cette deuxième séance. Sept femmes, âgées entre 40 et 70 ans. Je suis la plus
jeune. Comment tenir compte des dimensions de genre et de génération dans la
pratique qui nous occupe ici? Quelles attentes et routines sont
automatiquement, inconsciemment, à l’œuvre dans mon attitude et mes attentions
en tant qu’enseignante ? Quelles surprises et invitations vont bousculer
mes habitudes de penser le genre et l’âge ? La non-mixité sexuée et la
diversité des âges aiguisent mes sens autrement. La clarté à ce propos viendra
plus tard. Essayons de retracer d’abord cet atelier!
Le cercle d’accueil s’ouvre sur un tour des prénoms et
de la météo personnelle. Celle-ci me permet d’ajuster si nécessaire le
programme du jour. Elle permet à chacune d’être reçue telle quelle.
DÉROULÉ
Sans quitter notre cercle d’accueil, je propose à
chacune d’écouter silencieusement, en elle-même, le tintement du mot
« Lien ». Quels mots vous viennent ? C’est un jeu de champ
lexical où chacune va émettre un mot ou deux ou trois…
Voici ce qui, ce jour-là est ressorti du cercle :
o
Le lien intérieur et extérieur
o
Renouer
o
Le lien organique
o
L’humanité
o
La connexion
o
L’interaction
o
Les fluctuations
o
Le contact
o
Allez vers
o
Boundaries (NDLR : les limites, les frontières)
o
Avec Moi Les Autres !
o
Sans lien
Les mots sont posés, sans explication personnelle ou
justification. Ils sont reçus au centre du cercle. Au vu de la plénitude et de
l’autonomie des mots, je décide de ne pas nous engager dans la méditation
rituelle de la première séance. Laissons résonner cela. Nous nous étirons
simplement au sol, comme dans notre lit, un dimanche matin. Ça tombe bien, on
est dimanche.
Après moult bâillements bien assumés et roulades au
sol en étoiles de mer, nous regagnons l’immobilité, toujours allongées au sol. Ce
qui suit va durer une heure (lorsque la conscience rassemble toutes les parties
du Soi et s’ouvre à l’inconnu, le temps est tout relatif !).
Des extrémités du corps jusqu’à son centre, j’invite
chacune à déposer au sol chaque partie d’elle-même, chaque segment, os, muscle,
nerf, organe, liquide, cellule… abandonner tout cela à la gravité terrestre. Nous
prenons soin de le faire, au point que le corps perçu par les sens semble désassemblé :
toutes les articulations, ligaments et tendons ne répondent plus de rien. Plus
aucun mouvement n’est alors possible. Nous restons présentes à ce déliement
intense. Nous ne nous effondrons pas pour autant : nous sommes juste,
temporairement, dans l’abandon de toute intention de mouvement. « Stillness »,
dit-on en anglais dans la culture de la danse post-moderne.
Dans le calme du ventre, une petite lueur s’allume dans
le Tantien. Comme un premier souffle, une émergence. J’invite par cette image à
passer de la visualisation à la sensation-même d’un Tantien qui s’éveille et
s’apprête à jouer un rôle important pour le reste du corps. Il va communiquer la
possibilité de relier les différentes parties du corps à engager dans le
mouvement… sans produire un mouvement réel mais juste une sensation de
possibilité de mouvement, une motilité. Sentir cela comme un potentiel, dans
diverses directions autour du Tantien est déjà un solo de danse pour chacune à
l’échelle de l’intime intention. Le centre du corps, activé et conscient,
devient l’émetteur de vecteurs. Son souffle ou son rayonnement sont l’énergie
portée par ces vecteurs. Les articulations et entremêlements de tissus divers
sont associés, réassemblés à partir de la communication du Tantien. Se
recomposer en sentant vecteurs et énergies offre à l’intelligence corporelle de
nouveaux chemins et rafraîchit les autoroutes habituelles de la volonté de
mouvement. Enfin, des mouvements peuvent se produire. La motilité est alors
traduite en mobilité. Je vois les danseuses se donner du temps pour sentir
cela. Certaines semblent encore immobiles mais je sens leur attention. Quelque
chose est en marche en elles et réassemble ce qui a été désassemblé. J’aimerais
introduire la proposition de Nita Little sur la conscience de ce qui s’assemble
et se désassemble dans le mouvement. Mais, à l’heure actuelle, je préfère
encore ici prendre mon temps avec cette première exploration en focalisant
l’attention sur le réassemblage, car, il est vrai, nous venons de loin :
nous étions toutes désassemblées ! Se concentrer uniquement sur ce qui se
reconstruit après un long processus de déconstruction est un premier stade
important que je ne voudrais pas compliquer pour l’instant même s’il existe
toujours, dans tout mouvement, des parts de soi qui se délient pour que d’autres
se lient, et inversement.
Allongées au sol, les mouvements se succèdent les uns
après les autres. Toujours à partir du Tantien. Ce sont des mouvements
proximaux, proches du centre et reliés à lui par lui. Certaines danseuses
s’élèvent sur leurs genoux ou leurs pieds. Apprécier les mouvements proximaux en
faisant varier les points d’appui au sol pourrait constituer en soi tout un
travail de composition !
Pour goûter à l’art du contraste dans l’initiation du
mouvement, j’invite les danseuses à verser leur attention sur les extrémités du
corps en leur donnant, à présent, un rôle de guides. Des mouvements distaux
apparaissent. Mains en forme de fusée, pieds chercheurs.
Des extrémités
capables d’emporter dans leur course tout le reste du corps.
Variant entre mouvements proximaux et distaux, je leur
fais noter qu’elles occupent un espace unique et généreux : la kinesphère.
Il s’agit d’une référence à Rudolph Laban, théoricien du mouvement, entre
autres. Peu importe la connaissance théorique ou pas de ce terme, ce qui compte
ici c’est de conscientiser cette sphère autour de soi qui ouvre vers toutes les
directions. Cette sphère semble apparaître plus clairement chez certaines
danseuses qui prennent un certain plaisir ou, du moins, une curiosité, à explorer
leur liberté, confortablement à l’intérieur de cette sphère. Les mouvements
distaux caressent l’intérieur de cette sphère.
Curieusement, toutes se retrouvent assignées à un
point précis de l’espace de la salle de danse, comme si le mouvement ne pouvait
avoir lieu qu’à l’intérieur d’une sphère immobile. Je me permets alors de les
inviter à continuer à se mouvoir dans cette sphère tout en acceptant que
celle-ci se déplace dans un espace plus grand, habité des kinesphères des
autres danseuses. Je me retrouve en plein cosmos où les danseuses se mettent à
tournoyer lentement, prudemment, à la façon diplomatique des trajectoires des
planètes de notre système solaire.
Les sphères sont toutes à présent tangibles,
conscientisées à partir des mouvements qu’elles autorisent à l’intérieur mais
aussi, projetées dans l’espace, en dehors d’elles-mêmes. Certaines sphères
semblent se frôler les unes les autres, provoquant de nouveaux tournoiements. L’instant
me semble propice à envisager un rapprochement. J’invite chaque sphère à se
toucher. Cela ne signifie pas le toucher entre les corps, mais le maintien d’un
espace sensible, dynamique et déjà tactile entre ces corps dansants. C’est un
moment, je l’avoue, en tant que témoin de ces danses, qui m’émeut toujours. Il
est fébrile, intelligent et plein d’instinct. Cette distance est une forme de
contact avant le contact. Les sphères de chacune deviennent de plus en plus
perméables les unes aux autres. A l’instant où un point de contact clair sonne
le glas de l’individualisme des sphères personnelles, un espace plus grand est
créé. Celui mû par la rencontre tactile. Du point de contact, partagé au sein
de chaque duo, rayonne un nouveau champ d’expansion, une nouvelle sphère. L’enjeu
est alors de maintenir son propre espace tout en versant son attention dans le
point de contact. « Je suis avec toi, avec moi » devient nous
collaborons à une tierce entité, un nouveau corps dansant. Cette perspective n’est
pas évidente quand on la découvre pour la première fois. Mon soutien va donc
juste rappeler à chacune de sentir comment, à partir de ce point de contact,
lui aussi en mouvement entre les corps, il est possible de se déployer, telle
une fleur qui s’ouvre vers l’univers. Un lien entre deux êtres peut être l’opportunité
d’un épanouissement. Ce moment de mouvement partagé et induit par le contact en
rend très bien compte.
Enfin,
vient le moment pour moi d’appeler chaque entité double, chaque duo à se séparer
le plus doucement possible, en reprenant à l’intérieur de soi le poids, l’intention
et l’attention. Ce transfert inverse, revenant vers le soi, permet, une
dernière fois de sentir l’espace tactile alors que la distance s’accroît entre
les corps. Certaines ressentent encore une sorte d’empreinte. A aucun moment,
les personnes ne se quittent vraiment. Elles sont, juste à présent, sans
contact gravitationnel, mais toujours habitantes d’une sphère des possibles qui
nous embrassent toutes dans cette salle et peut-être au-delà de cette salle.